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Hommages
:
Kateb
Yacine, Le rebelle
J’ai
dû connaître Kateb Yacine aux
Editions du Seuil avant la publication de Nedjma, ainsi qu’en témoigne
la dédicace « fraternelle » de l’exemplaire qui m’en
reste. Je me souviens de rendez-vous hâtifs
des cafés, et d’un dîner à la maison où il arriva fort en retard,
ayant oublié l’heure et inconscient de l’inquiétude que ce retard avait
suscitée. si j’essaye, à trente-cinq ans d’écart, de fixer le souvenir
que ces rencontres m’ont laissé, c’est celui d’un homme jeune et vieux,
l’esprit toujours sur le qui-vive, apparemment plus porté à l’ironie qu’à
la gravité.
C’était sûrement sa façon de masquer son angoisse.
Cette dualité, je l’ai retrouvée dans les poèmes de jeunesse que je ne
connaissais pas alors, par exemple « Dans mon cœur », dont la
modernité n’est pas sans rappeler cette de Lorca du
« Poète à New York », et qu’il faudrait citer tout entier. A défaut,
en voici la fin :
Ma folie danse le « swing »
Avec des airs de fille hystérique
Mon intelligence
Vend des cigarettes
--- Au marché couvert
Qu’ai-je gagné à ce trafic illicite
De poèmes de guerre ?
Un peu de rire
Mon génie a une pièce
Au pantalon
Le guignon bat l’espoir
Par knock-out,
(Au premier round)
L’âme condamne à mort
La défaite
--- Le chef de gare fait le charlot
En route pour rigolade !...
Ce n’est pas par provocation
que j’ai commencé par cette citation, mais pour souligner une facette
goguenarde et irrévérencieuse du talent de Kateb Yacine qui resurgira dans ses
œuvres les plus graves. Dix ans plus tard (1956) il avait donc écrit Nedjma
dont la publication fut comme une bombe et un éblouissement dans le paysage
littéraire français. Disposant d’une rubrique dans l’hebdomadaire Demain,
j’y réagis à chaud, par l’article reproduit ci- dessous, comme un témoignage
d’époque :
« Nedjma »
Une greffe douloureuse
« Ce sont des voleurs, des
ingrats, ils ne respectent que la matraque », ainsi le métropolitain fraîchement
débarqué en Algérie est-il affranchi par les coloniaux sur ce qu’il
convient de penser des musulmans. Confrontés à ce jugement, les héros de
Kateb Yacine, quatre jeunes intellectuels que les circonstances condamnent au rôle
de « patrouille sacrifiée » à l’avant-garde de toute une génération
recherchant une difficile affirmation d’eux-mêmes.
Comme tous
les jeunes gens, ils étaient faits « pour l’inconscience, la légèreté,
la vie tout court », et à travers leurs pires épreuves une
insouciance juvénile transparaît, éclairant ce livre grave de cocasseries
picaresques. Pourtant dès leur prime enfance « le malheur de
s’appeler Mustapha » ou Lakhdar leur est sensible sur les bancs de l’école
que la compétition rend d’accès si difficile. Et ils ont quinze ans en 1945
quand la fin de la guerre fait naître chez eux aussi un espoir de libération.
Mais la manifestation du 8 mai 1945 est impitoyablement réprimée, donnant
l’occasion à Lakhdar d’éprouver dans sa chair que des policiers français
peuvent se transformer en tortionnaires.
Ainsi à quelques exceptions près---un
sous-officier métropolitain qui traite humainement les prisonniers ou la femme
d’un gendarme qui les nourrit en cachette--- les héros de Kateb Yacine ne
rencontrent-ils qu’un mur d’incompréhension de la part des Français. Mais
c’est le point de départ d’une réflexion sur eux-mêmes et sur
l’immobilisme d’une tradition qui les a laissés sans défense devant les
armes et les idées occidentales. En ce sens seulement la conquête peut-elle être
considérée comme « un mal nécessaire, une greffe douloureuse
apportant une promesse de progrès à l’arbre de la nation entamé par la
hache. »
Cet
anticonformisme à l’égard de L’Islam, que nous avions déjà vu
amorcé dans le dernier recueil de Mohammed Dib, est plus impertinent chez Kateb
Yacine, qu’il s’en prenne aux duperies du pèlerinage pour la Mecque ou à
la soumission de l’enseignement coranique : « A peine savez-vous
marcher qu’on vous retrouve agenouillés…Faites une bonne grève prière. »
Et cette liberté d’esprit, cette autocritique joyeusement féroce est le
meilleur gage d’une entente possible entre Algériens et européens sur des
principes sincèrement démocratiques.
Cet espoir sous-jacent au roman
de Kateb Yacine s’exprime en une prose bouillonnante qui utilise aussi bien la
longue cadence inspirée de Faulkner qu’un rythme haletant et haché propre à
l’auteur. Si j’ai négligé la trame romanesque : la quête d’une
mystérieuse Nedjma, fille d’une française et dont les quatre amis
s’efforcent de retrouver la filiation paternelle, c’est que ce personnage à
demi symbolique --- la jeune Algérie née au contact de la France --- me semble
moins important que l’ardeur généreuse de l’auteur déchirant. Ou que
certaines évocations nostalgiques de sa patrie, qui se trouve être aussi la
mienne : jamais les gorges du Rhummel ceignant de leur gouffre sauvage
Constantine « l’écrasante » n’avaient rendu dans notre langue
des échos d’une telle poésie. Pour ceux
qu’aveugle un patriotisme chauvin, et qui ne voient qu’obscurantisme
du coté de l’Orient, voilà une belle leçon de français à méditer, née
aux sources mêmes de la Numidie.
Cette appréciation de Nedjma
n’est pas exempte de certaines illusions d’époque. En 1956 on pouvait encre
croire, en tout cas je voulais y croire , comme Camus, comme Roblès, comme
ceux qu’on appelait là-bas les « libéraux », à une trêve
possible et à une solution de conciliation entre les deux communautés .Kateb
Yacine était plus lucide et plus radical. Pour lui, Nedjma était une œuvre
de combat. Mais on y voyait déjà exprimés des thèmes critiques qui, après
l’Indépendance, allaient s’attaquer non plus au « mythe ravageur de
l’Algérie française » --- ce combat était
dépassé --- mais au « pouvoir d’un mythe encore plus ravageur :
celui de l’Algérie arabo-islamique »
Il semble que cette dernière
phase de son action ait commencé en 1970, à son retour en Algérie, après une
longue période de voyages et d’exil. Il créa alors la troupe théâtrale de
l’Action culturelle des travailleurs. le répertoire en était composé de pièces
précédemment publiées en français et traduites en arabe, telles que le
cadavre encerclé, antérieur à Nedjma et en préfigurant les
personnages ; ou bien la Poudre d’intelligence et les ancêtres
redoublent de férocité. Mais il y apportait de nombreuses
variantes. On en a un aperçu en consultant L’œuvre en fragments, un
remarquable recueil d’inédits rassemblé par Jacqueline Arnaud. En s’y
plongeant, on découvre des titres inconnus tels que « Boucherie de
l’espérance » « la Gardourie sans uniforme »dont les
extraits indiquent nettement la veine satirique, témoins ces quelques répliques :
« Le parti, le parti
Il y a longtemps qu’il est parti »
Ou bien, dans « Les chiens du douar » :
« Nous vous prions de suivre la fin des religions
En parfait travesti marxiste
Messieurs les députés Allez vous rhabiller ! »
Ces allusions au marxisme, et
parfois au stalinisme, ont pu surprendre et parfois choquer, comme au cours
d’un colloque d’intellectuels réunis à Hydra en 1982 par Melina Mercouri
et Jack Lang. Mais Kateb ne se trouvait pas, ne s’était jamais trouvé, dans
la situation confortable de ministre de la Culture. Il avait connu la pauvreté,
la prison, l’itinérance et l’exil et, revenu dans son pays soumis à
l’oppression, il avait besoin de grossir le trait et de frapper fort pour être
un opposant efficace. Peut-être aussi n’était-il pas mécontent de provoquer
des intellectuels ?
En tout cas, ses convictions et
ses intentions, il les avait déjà clairement définies dés 1967 dans « le
sculpteur de squelettes », paru dans le nouvel Observateur, à propos
d’un projet théâtral :
« Et maintenant ?
Ma prochaine pièce s’appellera les Frères Monuments, c’est une pièce
tragi-comique et antireligieuse. Il ne s’agit pas d’attaquer les croyants,
mais tous ceux qui se réfugient derrière la religion pour trahir une révolution
qui leur fait peur et qu’ils haïssent.
On ne sait pas si cette pièce,
qui devait se passer dans plusieurs pays imaginaires du tiers Monde, a été
entièrement rédigée, mais des fragments en ont été joués en arabe
populaire. A travers eux, dans leur version française initiale, et au fil de
textes narratif parus dans diverses revues, on peut discerner les grands thèmes
de la contestation tant religieuse que politique : satire de
l’enseignement coranique et de la situation faite à la femme par l’Islam (« Ils
voilent leurs femmes pour mieux les vendre. Pour eux, la plus belle fille
n’est qu’une marchandise ») ; dénonciation des abus de
pouvoir et de l’enrichissement des « Futurs appareils du bureau
politique » ; dénonciation de la torture, et des mensonges ou du
silence de l’information officielle ; et enfin défense du tamazight,
langue ancestrale des Kabyles occultée par l’enseignement officiel.
Dans la préface à l’ouvrage précédemment cité Ait menguellet
chante… chansons berbères contemporaines, Kateb Yacine rappelle
l’interdiction qui lui fut faite en 1982 de jouer à Tizi-Ouzou sa pièce La
Guerre de deux mille ans. C’était deux ans après que Mouloud Mammeri
avait connu le même interdit frappant sa conférence sur « La poésie
ancienne des Kabyles ». Sans doute le pouvoir craignait-il les réactions
d’un auditoire kabyle aux proclamations de l’héroïne, Dihya, face à
l’envahisseur arabe :
« Le seul Dieu que nous connaissons
On peut le voir et le toucher
Je l’embrasse devant vous
C’est la terre vivante,
La terre qui vous fait vivre
La terre libre d’Amazigh »
J’avais
commencé ce bref hommage par un souvenir personnel.
La
dernière image que je garde de Kateb Yacine est toute récente. C’était dans
un reportage d’autant plus émouvant que filmé au cours de l’été 89, il
était diffusé par FR3 après sa mort. Cheveux gris et visage émacié, il
avait gardé son sourire de jeune homme. Et, en mots très simples, familiers,
il livra quelques-unes des clés de son œuvre t de son action. Les massacres de
Sétif, bien sur, qui lui avaient valu la prison et la découverte du peuple algérien,
et avaient provoqué la folie de sa mère, attirée désormais par le feu, étaient
à l’origine de sa rébellion et de sa vocation politique.
Et puis, comme incidemment, il parla
d’un exil momentané à Bone (devenu Annaba) alors qu’il avait seize ans, et
de la rencontre d’une cousine mariée et de dix ans son aînée, dont il
devient amoureux à jamais. Et il fit l’éloge de la femme, que l’homme
cherche à cacher, à séquestrer, car elle est la beauté. N’étaient-ce pas
là les attributs et la préfiguration de Nedjma, inaccessible et mythique,
gardienne de toutes les vertus ancestrales, et dont les métamorphoses
resurgissent à travers toute son œuvre ?
Marcel Moussy
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