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Hommages :                              

Mouloud Mammeri

L
e rôle du romancier

The Middle East magazine, February 1984

 

Q : Votre dernier livre, l'Opium et le Bâton, date de 1965, sauf erreur. La "Traversée", de l'année
        dernière. Ce qui fait dix-sept ans de silence.
Pourquoi ce long, long silence ?

Mouloud Mammeri : ... Je pense personnellement que c'est en grande partie dû à l'histoire, non
        seulement la mienne, personnelle, mais l'histoire algérienne, parce que comme mes romans
        épousent la réalité algérienne, en gros en tout cas, et l'épousent comme ça dans le temps, j'avoue
        que pendant cette période... Cette période a été tellement traumatisante, tellement essentielle,
        qu'à mon avis il n'y avait que deux façons de la traiter ou de s'en servir : 
          Ou bien comme un chroniqueur, le travail d'un journaliste qui raconte au jour le jour les    
        évènements tels qu'ils se passent, et qui éventuellement les interprète, ce qui n'est pas du tout
        mon rôle, ni ma compétence...
           Deuxièmement, justement, peut-être, celle que j'ai choisie, la voie que j'ai choisie, le roman, 
         mais alors là, c'est tout à fait différent ; à mon avis vous n'êtes pas du tout assujetti à l'actualité ; 
         mais surtout je crois que le point de vue du romancier est différent de celui du chroniqueur parce 
         qu'il lui faut à lui une certaine distance par rapport à l'évènement, il lui faut une certaine 
         distance, il ne peut pas coller à l'évènement, exactement. À mon avis les faits tels qu'ils se 
         déroulent, en tout cas pour moi,je ne sais pas si c'est comme ça pour les autres, mais c'est 
         comme ça que ça se passe pour moi, à mon avis les évènements ont besoin d'une espèce de 
         décantation, d'une espèce d'intériorisation, à l'intérieur de moi-même, pour qu'ils prennent une  
         autre valeur, une autre dimension, qui puisse devenir réellement romanesque. Je crois que le  
         roman, si vous voulez, en mentant, puisqu'on invente une histoire qui n'existe pas, qui n'est pas 
         vraie, en mentant, à mon avis, va au fond d'un certain nombre de choses, va un peu plus vers  
         l'essentiel, puisqu'on invente. Un romancier est obligé d'inventer ; c'est son métier, d'accord, 
         mais il invente toujours dans le sens d'une vérité à mon sens plis profonde. Enfin on ne peut pas 
         mentir n'importe comment. Alors, à cela s'ajoute que sur le plan personnel, bien sûr, la simple 
         adaptation de l'ancien mode de vie de l'Algérien moyen comme moi à l'indépendance, avec tout 
         ce que cela suppose... avec les évènements qui se sont passés dans l'intervalle... suppose quand 
         même une certaine... suppose qu'on est accaparé au jour le jour, et là vraiment je n'ai pas eu le 
         temps : il a fallu que je me réadapte à un mode d'existence différent, nouveau, oui, alors je pense 
         que c'est comme cela que cela s'explique. Je m'excuse, c'est une simple parenthèse, mais 
         pendant ces 17 ans, je n'ai pas fait paraître de roman, mais j'ai écrit quand même des choses qui 
         ne sont pas encore parues, que j'ai gardées en manuscrit... et j'ai publié des études sur la poésie 
         berbère.

Q : Si l'on en juge d'après la lecture de la "Traversée", vous ne semblez pas très heureux, très 
        épanoui, dix-sept ans après l'indépendance. Ce livre est assez amer. Est-ce que vous 
        revendiquez cette amertume ?

M.M : oui, je la revendique entièrement. Bon, maintenant encore faut-il en donner les raisons. Je 
        pense que le travail, la fonction, la vocation, je n'aime pas trop ces mots-là, enfin bon, disons 
        simplement l'œuvre d'un romancier ne peut pas être vraie si elle n'est pas, qu'elle le veuille ou 
        pas, contestataire de tout ce qui nie l'Homme. Mes points de référence n'étant pas politiques, il 
        est normal, à mon avis en tout cas, qu'un romancier défende les valeurs les plus hautes, même si 
        elles ne sont pas immédiatement réalisables. Peut-être que l'homme politique est obligé de tenir 
        compte de je ne sais pas quoi, de la réalité de l'environnement économique, humain, sociologique ; 
        mais moi je ne suis pas un homme politique. Et en tant que romancier, ce qui m'intéresse surtout, 
        (c'est le destin de l'homme, sa liberté, sa pleine expansion ; et dès que cette liberté n'est pas 
        acquise, dès que cette plénitude n'est pas acquise, j'ai la conviction qu'il manque quelque chose, et 
        que mon rôle c'est justement de crier que quelque chose manque à cette plénitude. Sans cela, qui 
        remplirait cette fonction ? Cela peut être celle d'un intellectuel, d'une façon générale, je suis 
        d'accord, mais je trouve que le roman est un excellent moyen pour cela. En effet, j'assume 
        entièrement cette amertume, comme vous dites, mais connaissez-vous cette formule : "Que la 
        République était belle sous l'Empire"... C'est toujours comme ça. Les gens qui ont fait cette 
        révolution, qui y ont participé, avaient naturellement des images belles du futur, que les 
        évènements réels, que la réalité ne peuvent pas confirmer. C'était presque couru d'avance, si vous 
        voulez. Mais encore fallait-il que quelqu'un le dise... Eh mon Dieu comme je n'avais plus rien à 
        attendre, comme j'avais un certain âge, il a fallu que ce soit moi qui le dise, et voilà...

: On peut d'ailleurs se demander s'il y a eu révolution ?

M.M : Là, le problème est tellement vaste que ça n'est pas la peine d'entrer dedans. Donc ceux qui ont 
        fait la guerre de libération, qu'ils le veuillent ou non, avaient au départ un tempérament qui les   
        prédisposait à ça ; non seulement il y avait une idéologie, bien sûr, il y avait le fait qu'ils voulaient 
        un certain ordre, se débarrasser d'un ordre et en instaurer un autre ; mais en dehors de 
        l'idéologie,une fois que vous entrez dans la pratique quotidienne de cette guerre de libération, il 
        faut un certain tempérament... Et la guerre était longue, à mon avis trop longue, sept ans et demi, 
        c'est beaucoup pour une guerre de libération qui a été aussi dure. On finit au bout d'un temps si 
        long par utiliser beaucoup de vertu, qualités, qui sont très efficaces pour la lutte, effectivement ; 
        mais quand la paix revient, vraiment, ça devient des handicaps extraordinaires. Enfin, celui qui a 
        été héros pendant sept ans est tout à fait désemparé quand il revient, parce qu'il ne sait que faire 
        de son héroïsme, il ne sert plus à rien. Même si la formule vous parait un peu comme ça.... on ne 
        peut pas dire ça ne sert plus à rien, bien sûr, mais vraiment, il est désemparé, il ne sait plus 
        comment... Pour faire vivre un Etat dans sa routine quotidienne, pour résoudre les petits 
        problèmes, vous n'avez pas besoin de ces mêmes qualités que pour tenir le maquis pendant je ne 
        sais combien d'années, avec tout ce que cela implique de courage, physique et mental, c'est tout à 
        fait différent. En tout cas ici c'est assez frappant... Mais je crois que c'est partout comme ça.....

                                                                                               The Middle East magazine,
February 1984


                                               


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