|
Hommages
:
Mouloud
Mammeri
La Colline oubliée
Gallimard, Collection Folio, numéro
2353, 224 pages. ISBN: 2070384748. Pages 29 à
35.
Présentation : 1939, au cœur des
montagnes de Haute Kabylie. Dans un village gouverné par les valeurs et
les coutumes ancestrales, les existences se déroulent au rythme des
saisons. Mokrane y est né, y a grandi et y vit dans l'alternance des
douleurs, des espoirs, des vengeances. Au moment de la guerre, la
mobilisation et le départ des hommes engendrent un désarroi confusément
ressenti comme une malédiction sur le village. Les habitudes et les
mentalités changent, l'ordre colonial commence à ébranler l'harmonie
séculaire d'un monde enchanté sentant sa fin prochaine.
Glossaire Aourir : village
berbère de Kabylie. Aroumi : l'Européen, et en particulier le
Français. Baraka: pouvoir surnaturel d'un saint. Cheikh : en arabe,
« ancien ». Sage, chef de tribu. Titre honorifique, d'usage
multiple, désignant un dignitaire. Tajmaït : assemblée du
village. Takoravt : cimetière de Tasga. Taleb : étudiant d'une école
coranique. Tasga : village du narrateur. Timechret : sacrifice de
moutons ou de bœufs fait par tout un village à certaines
occasions. Iroumien : pluriel de Aroumi.
De toute façon on ne parlait plus que de cela, les femmes à la
fontaine, sur les routes, les hommes sur la place publique, dans les
cafés, les marchés. Pour des raisons diverses et par une étrange
inconséquence chez ces hommes et ces femmes qui n'en auraient à subir que
les ruines, c'était presque dans l'allégresse qu'on attendait la guerre.
Enfin un grand événement, essentiel, puisqu'on y laissait la vie, général,
puisqu'il affectait tout le monde, allait briser la monotonie de vivre.
Comme si chacun était fatigué de n'attendre chaque jour que ce qu'il avait
connu la veille, ils augmentaient encore du poids de leur consentement
exprimé ou tacite la course folle vers la solution stupide. Du reste tout
les y poussait : le bourrage de crâne de la presse, celui de la
radio, des racontars à l'origine soigneusement calculés, la misère. Cette
grande veulerie et cette indigence qui depuis des années s'étaient
abattues sur Tasga et tous les autres villages de la montagne allaient
peut-être trouver là leur remède ? Tous en étaient arrivés sinon à la
vouloir, du moins à vaguement l'attendre.
Depuis longtemps en effet, notre cité souffrait d'une maladie
étrange, insaisissable. Elle était partout et nulle part; elle semblait
disparaître quelques mois, puis fondait brusquement, terriblement, comme
pour rattraper le court moment de répit qu'elle nous avait laissé. On
avait essayé tous les remèdes ; rien n'y faisait, d'autant plus que
nul ne savait exactement quelle était la cause du mal, quel saint on avait
offensé, en quoi les jeunes avaient dépassé la juste mesure ou les vieux
fait à l'assemblée des raisonnements faux et pris des décisions
injustes.
Deux ans de suite toutes les sources avaient tari, et il avait
fallu descendre chercher l'eau très bas, dans la vallée. La grêle avait
brûlé le blé en herbe ; on avait éteint dans le même été quatre
incendies à quelques jours d'intervalle dans la même forêt d'Ifran. Les
enfants ne se battaient plus; ils s'asseyaient en rond sur la place, comme
les vieux, et parlaient d'automobiles ou du prix des denrées, ils ne
jouaient pas, comme nous jadis, aux chacals, aux sangliers, aux jeux
aventureux qui nous menaient jusqu'à Aourir et plus loin ; il n'était
jamais question parmi eux de batailles à coups de pierres ; et les
vieux qui nous les interdisaient à cause des blessures et des ravages que
les deux camps faisaient dans les champs, finirent par regretter que nulle
troupe jamais ne couchât les moissons dans sa course rapide. Il naissait
toujours autant d'enfants, mais c'étaient surtout des filles; il y avait
aussi beaucoup de morts, mais c'étaient plutôt des garçons qui mouraient.
Un vent maléfique soufflait sur Tasga ; tous les vieux se souvenaient
d'être sortis tête nue sous la neige ; il avait suffit à notre
cordonnier de rester sous le vent du nord le temps de ferrer son
âne : on l'a enterré le lendemain. Un si brave homme, qui vous
raccommodait des chaussures pour presque rien.
Mais le plus grave n'était pas là, le plus grave, c'était cette
tristesse qui suintait des murs ; ces ânes lents qui descendaient la
pente de Takoravt, ces bœufs somnolents, ces femmes chargées semblaient
s'acquitter sans joie d'une corvée insipide qu'ils avaient tout le temps
de finir : il semblait qu'ils avaient devant eux l'éternité, alors
ils ne se pressaient pas ; on aurait dit que les hommes et les femmes
n'attendaient plus rien, à les voir si indifférents à la joie.
Et puis trop de jeunes gens partaient pour la France, où ils
allaient gagner de l'argent. La terre ne pouvait pas suffire à tous les
besoins. Nos grands-pères avaient deux fois moins de besoins et quatre
fois plus de terre que nous. Alors tout le monde partait. Cela avait
commencé par les deux fils du cordonnier, après la mort de leur
père ; puis Mebarek était parti, Ouali, Ali, puis Idir, mais de
celui-ci on ne pouvait rien dire ; ce n'était certainement pas pour
travailler qu'il était parti ; et on ne savait même pas s'il
reviendrait.
Alors les rues vidées des groupes bruyants, brutaux et gais de
tous ces jeunes gens partis gagner de l'argent devinrent propres et
froides. Les jeunes filles, que personne n'attendait maintenant sur les
places, ne cherchaient plus que le nombre exact de cruches qu'il leur
fallait, alors qu'autrefois elles repassaient si souvent qu'elles
devaient, comme disait Ouali, verser leur eau dans des jarres
percées ; encore ne venaient-elles que lentement et sagement et aux
fontaines les plus proches, au lieu que jadis elles riaient et se
détournaient et allaient chercher l'eau de l'autre côté du village. Et les
fontaines et les chemins, privés des rires et des jeux des jeunes filles,
étaient devenus austères et sereins comme les raisonnements des
sages.
D'ailleurs il y avait trop de jeunes filles, il y en avait tant
que cela devenait inquiétant. On n'en avait jamais tant vu à Tasga, car
les jeunes gens ne se mariaient plus. Ils disaient comme les Iroumien
qu'il leur fallait d'abord gagner assez d'argent pour deux ; ils
croyaient, les impies, que c'est du travail de leurs bras que sortirait la
nourriture de leurs enfants ; ils ignoraient que c'est Dieu qui
comble et Dieu qui appauvrit. Nos aïeux étaient sages qui se mariaient
d'abord, sachant bien que c'est une nécessité naturelle et un devoir
envers Dieu et la loi du prophète et qui ensuite tâchaient de pourvoir aux
besoins de la maison, car Dieu est clément et miséricordieux.
Mais il n'y avait pas que cela. Il y avait aussi que les
discussions à la tajmaït devenaient de plus en plus un long dialogue entre
le cheikh et mon père. Il n'y avait plus à Tasga d'orateur qui pût parler
longuement et dignement ; les vieux, parce qu'après le cheikh et mon
père, ils n'avaient rien à dire, les jeunes parce qu'ils étaient
incapables de prononcer en kabyle un discours soutenu ; quand par
hasard l'un d'eux prenait la parole, on voyait s'abaisser une à une les
têtes barbues et ravagées de tous les vieux assis en ligne sur les dalles
du fond; un malaise les parcourait tous, car les discours des jeunes
ressemblaient aux conversations des épiciers : ils étaient secs,
froids, sans ordre, sans citations, ils ne visaient à rien qu'à la
solution d'un petit détail précis, leur grand mot était
« lmoufid », le minimum : alors qu'est-ce que l'assemblée
pouvait attendre de harangues qui visaient ouvertement au
minimum ?
C'était comme si Sidi Hand-ou-Malek, le Saint qui veillait depuis
près de quatre siècles sur notre village et notre tribu tout entière,
s'était désintéressé de nous. Il y avait partout comme un avilissement,
une fatigue de vivre, et, n'était le respect dû à leur ancêtre aimé de
Dieu, c'était à se demander si aux prières de nos marabouts, la baraka du
grand saint ne restait pas muette, comme s'il ne nous aimait plus, sourde
comme si elle n'entendait plus nos voix.
Il est vrai qu'on avait tout fait pour mériter cette malédiction.
Le maquignon de chez nous n'avait-il pas eu un jour l'audace de proposer à
l'assemblée que fût supprimée Timechret, le sacrifice de moutons ou de
bœufs que le village tout entier faisait à la petite aïd ou au début du
printemps ? « Cela coûte trop cher et puis à quoi cela
sert-il ? » Même un faux taleb, récemment arrivé de l'Université
d'El-Azhar au Caire, avait dit que c'était péché dans notre religion, mais
Dieu lui pardonne d'avoir émis ce blasphème, il est si jeune.
Cependant la majorité des hommes du village était de cet avis. Le
dernier argument avait emporté les derniers scrupules : « À quoi ça
sert ? » À la fin de la harangue du maquignon la rumeur
d'approbation avait été si forte que le cheikh, sentant la partie perdue,
avait levé la séance avant qu'aucune décision fût prise : on
déciderait à la prochaine réunion; il espérait qu'entre-temps Dieu
éclairerait les aveugles - Nous trancherons
cela plus tard, dit-il, s'il plaît à Dieu. À chaque jour suffit sa
peine. Et de cela inlassablement il parlait à mon père et à tous les
vieux - Nous aurons une timechret cette année, leur disait-il, cette
année et toutes les années qui seront avant celle de ma mort, puis, après
moi, que les gens de Tasga fassent comme il est écrit qu'ils
feront.
|